La capitale de la RĂ©publique tchĂšque est balayĂ©e tous les Ă©tĂ©s par un impressionnant flux de millions de touristes [1] qui dĂ©ferle sur le centre historique de la ville aux cents clochers, centre inscrit au patrimoine mondial de lâUNESCO depuis 1992. Cette patrimonialisation ne concerne pas les vestiges architecturaux de lâĂšre communiste, gĂ©nĂ©ralement de style brutaliste, qui disparaissent [2] ou sont rĂ©affectĂ©s quand ils nâassurent plus leur fonction dâorigine de centre commercial ou de thĂ©Ăątre. LâAssemblĂ©e fĂ©dĂ©rale est ainsi devenue une annexe du MusĂ©e national et la tour de tĂ©lĂ©vision ĆœiĆŸkov (dont la construction a dĂ©marrĂ© en 1985 et fut achevĂ©e en 1992), depuis quâelle est ornĂ©e de bĂ©bĂ©s monstrueux aux visages incrustĂ©s de codes-barres, est devenue une attraction un peu plus courue.
Les Ă©vĂ©nements du Printemps de Prague de 1968 et de sa rĂ©pression nâont laissĂ© ni empreinte dans le paysage urbain, ni sites mĂ©moriels. Cette histoire rĂ©cente fait lâobjet dâune lecture sĂ©lective, voire dâun tabou.
La particularitĂ© de la rĂ©pression du Printemps tchĂ©coslovaque est d’avoir Ă©tĂ© documentĂ©e par de nombreuses photographies, gĂ©nĂ©ralement en noir et blanc [3]. Elles montrent les lieux des manifestations et des affrontements, mais les photographes ont aussi saisi le regard des actrices et acteurs du soulĂšvement, oĂč se lisait tantĂŽt lâespoir, tantĂŽt la sidĂ©ration. Ces photographies constituent la trace orpheline dâun Ă©vĂšnement aujourdâhui largement dĂ©contextualisĂ©.
Au fil de notre promenade, Ă partir des lieux retrouvĂ©s des prises de vue et du peu de gestes mĂ©moriels existants, nous tentons de comprendre comment lâhistoire du Printemps tchĂ©coslovaque et de sa rĂ©pression sâĂ©crit et sâinscrit aujourd’hui dans une mĂ©moire collective non encore alimentĂ©e par la mĂ©moire savante.
Opération « ville morte »
Notre promenade mémorielle commence en bas de la place Venceslas, une large avenue qui part de la Vieille-Ville et monte au Musée national.
La cĂ©lĂšbre photographie de Josef Koudelka (*1938) dâun avant-bras avec bracelet-montre tendu au-dessus de la rue dĂ©serte Ă©tait parue anonymement dans le Sunday Times et Look. Le photographe tĂ©moignait ici de la discipline dont faisait preuve la population praguoise, qui, Ă l’appel gĂ©nĂ©ral, renonçait Ă manifester (pour ne donner aucun prĂ©texte Ă lâoccupant de passer Ă l’attaque) ou suivait Ă la lettre une grĂšve gĂ©nĂ©rale dĂ©crĂ©tĂ©e pour une durĂ©e prĂ©cise d’une heure [4].
Aujourdâhui, on peut retrouver lâemplacement exact de la prise de vue au deuxiĂšme Ă©tage dâun magasin, mais lâavenue a fait place au commerce et Ă la distraction.
Dans la nuit du 20 au 21 aoĂ»t, les troupes de plusieurs pays membres du pacte de Varsovie — soit un demi-million de soldats russes, polonais, bulgares et hongrois [5] — avaient Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es en TchĂ©coslovaquie. Pendant une semaine, les chars sillonnĂšrent les rue de Prague et assiĂ©gĂšrent les bĂątiments publics.
Les chars de la rue Dlouha
DĂšs le 21 aoĂ»t, les chars soviĂ©tiques avaient investi les rues de Prague. Pour le magazine Life, Ralph Crane (1913-1988) avait pris une photo de la vingtaine de chars stationnĂ©e dans la rue Dlouha, prĂšs de lâancien ghetto. Les militaires pensaient quâils venaient libĂ©rer un pays frĂšre victime dâune contre-rĂ©volution bourgeoise.
Lâhomme de la place Venceslas
La place Venceslas a Ă©tĂ© un lieu symbolique de lâinvasion et des affrontements. Le photographe tchĂšque Vladimir Lammer (*1930) a saisi sur le vif le regard dâun homme en impermĂ©able, sacoche Ă la main, tĂ©moin incrĂ©dule d’un dĂ©filĂ© de chars remontant lâavenue. Cette image a fait le tour du monde tant elle illustrait lâincomprĂ©hension des TchĂ©coslovaques face Ă lâinvasion de leur pays par dâautres Ătats socialistes pourtant amis.
Effectivement, les personnes qui manifestaient leur soutien aux rĂ©formateurs depuis le dĂ©but de lâannĂ©e, et qui encerclaient Ă prĂ©sent les chars, croyaient, elles, au socialisme et Ă la possibilitĂ© de lâamĂ©liorer. Ce nâĂ©taient pas des (contre-)rĂ©volutionnaires.
Trouver DubÄek
En 1968, les Ă©vĂšnements sâĂ©taient prĂ©cipitĂ©s. En janvier, Alexander DubÄek (1921-1992) Ă©tait devenu le premier secrĂ©taire du Parti communiste tchĂ©coslovaque. Faisant suite aux changements Ă©conomiques initiĂ©es prĂ©cĂ©demment et Ă une relative libĂ©ralisation culturelle permise par la dĂ©stalinisation, il avait lancĂ© des rĂ©formes pour un « socialisme Ă visage humain » [6].
Ă ce moment, le vent rĂ©formateur souffle bien de lâintĂ©rieur du parti, qui le 5 avril publie un « Programme dâaction » prĂ©voyant la sĂ©paration de lâĂtat et du parti et un certain pluralisme politique. 85% de la population fait alors confiance Ă DubÄek et souhaite mĂȘme encore davantage de rĂ©formes [7].
Le « Manifeste des 2000 mots » de lâĂ©crivain LudvĂk VaculĂk paru le 27 juin, appelle à « humaniser le rĂ©gime », tout en considĂ©rant, cependant, quâil serait dĂ©raisonnable dâimaginer le renouveau dĂ©mocratique sans ou contre les communistes [8].
Alors que l’URSS semble d’abord favorable au projet (« C’est votre affaire ! » aurait dĂ©clarĂ© Brejnev [9]), ce cours finit par inquiĂ©ter le Kremlin qui craint que la situation nâĂ©chappe au parti. Les troupes (prĂȘtes depuis le mois dâavril pour lâ« opĂ©ration Danube ») envahissent le pays par voie aĂ©rienne et terrestre. « [C]’est la tragĂ©die de ma vie ! » [10], dĂ©clare DubÄek, qui, dĂšs les premiĂšres heures de l’invasion, est enlevĂ© et sĂ©questrĂ© Ă Moscou avec d’autres membres dirigeants.
Bien quâil ait jouĂ© un rĂŽle capital dans le processus de rĂ©forme, vous chercherez en vain un lieu de mĂ©moire dĂ©diĂ© Ă Alexander DubÄek Ă Prague. Seule une petite plaque commĂ©morative, apposĂ©e sur une façade de lâancienne AssemblĂ©e fĂ©dĂ©rale, mentionne sa fonction en tant que prĂ©sident du Parlement entre 1989 Ă 1992, faisant lâimpasse sur son activitĂ© politique de 1968 [11].
Au musée du Communisme
LâĆuvre de « l’honnĂȘte homme » (L’HumanitĂ©) DubÄek ne fait donc pas plus lâobjet dâune patrimonialisation que les lieux de lâancien communisme [12]. Peut-ĂȘtre en apprend-on davantage au musĂ©e du Communisme ?
Le petit musĂ©e se partage un bĂątiment avec des restaurants et magasins prĂšs de la place de la RĂ©publique. Sur 1 500 mÂČ, il propose de parcourir lâhistoire de lâĂšre communiste tchĂ©coslovaque (parcours intitulĂ© « rĂȘve â rĂ©alitĂ© â cauchemar ») au travers de son programme politique (collectivisation, Ă©conomie du rendementâŠ), de ses rĂ©alisations (ses succĂšs comme ses Ă©checs, notamment la destruction de lâenvironnementâŠ), des diffĂ©rents Ă©vĂšnements (les SpartakiadesâŠ) et aspects de la vie quotidienne (objets, reconstitution de chambre Ă coucher, dâĂ©picerie, Ă©conomie parallĂšle...).
On y apprend quâaux Ă©lections lĂ©gislatives de 1946, le parti communiste avait remportĂ© prĂšs de 40 % des suffrages, mais que la prise de pouvoir par les communistes en 1948 (le « Coup de Prague ») sâest faite « avec lâaide de collaborateurs et de traitres ». Elle fut suivie de terribles purges et exĂ©cutions et le musĂ©e prĂ©sente de nombreux exemples dĂ©montrant que la TchĂ©coslovaquie disposait de « zĂ©ro souveraineté » face Ă Moscou pendant ces 40 annĂ©es du rĂšgne communiste « non-dĂ©mocratique ».
Un panneau raconte lâhistoire du monument Ă Staline, un symbole de la main-mise soviĂ©tique sur la TchĂ©coslovaquie. InaugurĂ© en 1955 (soit deux ans aprĂšs sa mort), il surplombait la ville de ses 16 mĂštres de hauteur, 22 mĂštres de largeur et pesait 17 000 tonnes. « MoquĂ© par les Praguois
es », maudit, car ayant provoquĂ© le suicide du sculpteur et de sa femme et (« grand paradoxe de lâhistoire ») ayant pris la place dâune statue initialement prĂ©vue pour TomĂĄĆĄ Masaryk (1850-1937, premier prĂ©sident de la RĂ©publique tchĂ©coslovaque), la statue « bizarre » et honteuse, une fois les crimes de Staline rĂ©vĂ©lĂ©s au grand-jour, fut dynamitĂ©e en 1962 avec interdiction dâen prendre des photos.Avec le prĂ©sident Klement Gottwald (1896-1953), les soviĂ©tiques ont donc imposĂ© le communisme par la rĂ©pression et la terreur. Les camps de travail, les procĂšs arbitraires, les pendaisons, les tĂ©moignages de survivant
es sont mis en scĂšne dans une ambiance sombre et Ă©touffante. Dans un traitement qui rappelle celui rĂ©servĂ© gĂ©nĂ©ralement Ă la Shoah, un mur noir liste les noms des centaines de victimes.Câest la derniĂšre impression forte laissĂ©e par ce parcours, avant que la section dĂ©diĂ©e Ă la pĂ©riode post-communiste ne renvoie le public Ă la lumiĂšre naturelle.
La foule
Câest bien la rĂ©pression du Printemps qui a marquĂ© les esprits, au dĂ©triment des mois de rĂ©forme qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©e. Les innombrables photographies qui la documentent contribuent-elles Ă cette rĂ©miniscence sĂ©lective ? Nombre dâentre elles ont Ă©tĂ© prises depuis le MusĂ©e national, qui offre une vue plongeante sur la place Venceslas, lieu de rassemblement traditionnel.
La foule avait pris dâassaut la statue Ă©questre de saint Venceslas, protecteur de la ville, qui semblait veiller sur elle comme le garant de l’autonomie et de la souverainetĂ© nationales. Les grappes de manifestant
es sâaccrochaient Ă la statue du saint bardĂ©e de banderoles et couverte de slogans. Ă l’Internationale rĂ©pondaient l’hymne national et la chanson de Marta KubiĆĄovĂĄ, « Modlitba » (priĂšre) : « Ton rĂšgne revient, peuple tchĂšque ! ».Avec des autos et des autobus, la foule tenta d’arrĂȘter la progression des chars et dĂšs les premiĂšres heures du 21 aoĂ»t, on compta des victimes.
Cette foule, parmi laquelle se trouvaient beaucoup dâĂ©tudiant es, dĂ©fendait les acquis dâun programme de rĂ©forme construit sur lâillusion quâil Ă©tait possible de dĂ©mocratiser le « centralisme bureaucratique » [13]. DĂ©fendant leur propre « voie spĂ©cifique pour l’Ă©dification du socialisme », les rĂ©formistes se considĂ©raient comme les vĂ©ritables lĂ©ninistes, sur le point de « rĂ©aliser les idĂ©es fondamentales de Marx et de LĂ©nine sur l’Ă©volution de la dĂ©mocratie socialiste » [14]. De partout fusaient des : « Tiens bon, DubÄek ! » et les inscriptions sur les murs disaient « LĂ©nine, rĂ©veille-toi. Brejnev est devenu fou ! » [15].
Les graffitis
Au début les manifestant
es tentent dâexpliquer la situation aux soldats retranchĂ©s dans les chars, puis acceptent de les ignorer (obĂ©issant Ă la consigne : « Soyez corrects envers eux, ignorez-les ! »). Il est vrai que l’armĂ©e soviĂ©tique est accompagnĂ©e de journalistes et de photographes qui tournent des films d’actualitĂ© montrant la population accueillant chaleureusement... ses libĂ©rateurs. En rĂ©alitĂ©, lâannexion nazie de 1939 est dans tous les esprits, lâarrivĂ©e au pouvoir communiste de 1948 tout autant.Sur le socle dâun statue de la fontaine du MusĂ©e national, photographiĂ©e Ă lâĂ©poque par JiĆĂ Egert (*1942), un graffiti rĂ©sumait la situation par une simple Ă©quation :
Les panneaux indicateurs effacés
Le 23 aoĂ»t, la radio avait appelĂ© la population Ă recouvrir de peinture les noms des rues et les panneaux indicateurs pour empĂȘcher les troupes Ă©trangĂšres de sâorienter dans la ville. Certaines rues furent ainsi rebaptisĂ©es « Rue DubÄek ».
Ici, place de la RĂ©publique, on rappelait gentiment aux soldats soviĂ©tiques la direction de Moscou. Miroslav Martinovsky (*1945), qui a travaillĂ© pour diffĂ©rents journaux tchĂšques, avait saisi lâinstant. La place a Ă©tĂ© agrandie et sâorne aujourdâhui dâun immense centre commercial, mais on retrouve assez facilement lâendroit de la prise de vue. Face Ă lui, on trouve le centre commercial Kotva, tout en alvĂ©oles, construit dans les annĂ©es 1970, dont le site internet ne raconte malheureusement pas lâhistoire.
Les manifestations pacifiques
Ă lâĂ©tĂ© 1968, Prague a deux objectifs : maintenir l’activitĂ© Ă©conomique et rĂ©sister pacifiquement. Dans la Vieille-Ville, les gens manifestent sous les fĂ»ts de canon des chars. Le photographe MiloĆ NovotnĂœ (1930-1992) les montre brandissant le portrait de DubÄek et de LudvĂk Svoboda (prĂ©sident du pays depuis le mois de mars) devant lâHĂŽtel de ville. On scande : « DubÄek ! DubÄek ! »
Peu de temps aprĂšs, les barrages Ă©rigĂ©s par les manifestant [16] par ces chars. Plus dâune centaine de personnes trouvent la mort. Sur les photos, les gens portent des insignes tricolores. Le drapeau national maculĂ© du sang des victimes est exhibĂ© face aux soldats et aux objectifs. On voit aussi les corps, recouverts du drapeau, tirĂ©s Ă lâabri dans les passages couverts. Le drapeau tchĂ©coslovaque est omniprĂ©sent : le petit pays des confins (de lâEmpire austro-hongrois, de lâEurope, du bloc de lâEstâŠ), particuliĂšrement exposĂ© aux conflits gĂ©ostratĂ©giques de ses grands voisins [17], affiche ainsi sa fiertĂ© nationale et revendique sa souverainetĂ©. Une pĂ©tition rĂ©clame que soit proclamĂ©e la « neutralité » du pays [18]. Milan Kundera Ă©voquera par la suite cette « Europe des petits », cet « Occident kidnappé » que fut l’Europe centrale [19].
es sont écrasésLa maison de la radio
La maison de la radio, dans le quartier Vinohrady, est un lieu emblĂ©matique de la rĂ©sistance [20] Ă lâenvahisseur (comme en 1939 face Ă l’armĂ©e nazie). Dans la guerre de l’information que se livrent les deux parties, outre l’affichage et les tracts, les siĂšges des journaux et les stations de radio sont des points stratĂ©giques. Pour la population, la radio est le meilleur moyen de sâinformer des consignes des instances gouvernantes. Ici, les chars sâen prennent aux barrages qui leur interdisent lâaccĂšs au bĂątiment. 17 personnes tombent sous les balles.
La population « aux mains nues » nâa, bien sĂ»r, aucune chance face Ă lâarmĂ©e. DĂšs les premiĂšres heures de l’invasion, toutes les institutions du pays en appellent, de par le monde, aux autres partis communistes, aux organisations syndicales, aux diffĂ©rents gouvernements, Ă l’ONU pour condamner l’occupation illĂ©gale de leur pays [21]. Le monde occidental sâinsurge : « Stupeur et rĂ©probation dans le monde » titre Le Figaro, « Le parti communiste exprime sa stupeur et sa rĂ©probation » annonce LâHumanitĂ© et le monde... attend. Les chars sâinstallent.
DubÄek, littĂ©ralement pris en otage, signe le « Protocole de Moscou » par lequel il accepte le retour Ă un rĂ©gime, dit communiste, omnipotent. Dans son allocution du 27 aoĂ»t, il annonce la poursuite des « travaux » de rĂ©forme, mais « dans une situation indĂ©pendante de notre seule volonté ». Il appelle Ă Ă©viter une nouvelle effusion de sang et Ă mettre en Ćuvre une politique qui « aboutira Ă la normalisation de la situation » [22]. Le terme de « normalisation » inaugure le « parler nouveau » quâimposera lâURSS Ă partir de lĂ . Il signe ensuite le traitĂ© de « stationnement provisoire » des troupes soviĂ©tiques dans le pays.
La doctrine Brejnev, qui Ă©rige en principe la « souverainetĂ© limitĂ©e » des Ătats de lâUnion soviĂ©tique sâappliquera jusquâĂ la disparition du bloc de lâEst. DubÄek doit dĂ©missionner en avril 1969, remplacĂ© par GustĂĄv HusĂĄk (1913-1991), maĂźtre dâĆuvre de la mise au pas du pays, et il se voit ensuite ostracisĂ© par le parti.
Le sacrifice de Jan Palach
Câest en haut de la place Venceslas que le Printemps de Prague vit son ultime Ă©pisode. LâĂ©tudiant Jan Palach (1948-1969) sây immole par le feu le 19 janvier suivant la rĂ©pression. Pour rĂ©veiller les consciences, il acceptait de devenir la « premiĂšre torche humaine » de cette protestation. Ă son enterrement, la place est noire de milliers de personnes.
Mais la « normalisation » suit son cours et la population finit par se soumettre Ă lâautoritarisme renforcĂ© du rĂ©gime.
Une croix au pied du musĂ©e, non loin de lâendroit de lâimmolation, est dĂ©diĂ©e Ă sa mĂ©moire, imbriquĂ©e dans le trottoir, encombrĂ©e de fleurs et de bougies. Plus bas, au pied de la statue Ă©questre, un autre petit mĂ©morial tĂ©moigne de la mĂȘme dĂ©votion. Entre les deux endroits une baraque Ă frites arbore une plaque en son honneurâŠ
Palach, lieu de mĂ©moire Ă lui tout seul, semble incarner aujourdâhui le souvenir dâun soulĂšvement contre le communisme.
Au musĂ©e du Communisme, dans la section rĂ©servĂ©e Ă Jan Palach, on apprend que le peuple de TchĂ©coslovaquie sâĂ©tait retrouvĂ© paralysĂ© face Ă lâinvasion des troupes du pacte de Varsovie, qu’il avait succombĂ© Ă la lĂ©thargie, et que le sacrifice des personnes qui sâĂ©taient immolĂ©es devait rĂ©veiller la rĂ©sistance face Ă lâoppression : « Ces personnes sont pour toujours gravĂ©es dans les annales de lâhistoire tchĂ©coslovaque en tant que symboles de la dĂ©sapprobation du peuple tchĂ©coslovaque de lâoccupation militaire. »
La révolution de velours
Pendant la pĂ©riode de normalisation, « lâopinion privĂ©e » (VĂĄclav Havel, 1936-2011) va sâexprimer par le biais du samizdat, de lâĂ©dition clandestine. Le cafĂ© Slavia est l’un des lieux oĂč se rencontre lâĂ©lite intellectuelle en opposition avec le rĂ©gime. Ces « citoyens non-conformistes », ceux qu’en Occident on appelle les « dissidents », mais aussi des membres de lâĂglise catholique, se rĂ©fĂšrent aux accords dâHelsinki de 1975 et rĂ©clament, avec la Charte 77, le respect des droits humains. Son signataire, le philosophe Jan PatoÄka (1907-1977), dĂ©cĂšde suite aux interrogatoires qui suivent sa publication et se voit illico placĂ© dans la lignĂ©e des hĂ©ros nationaux : « Hus, Comenuis, les deux Masaryk [Tomas et son fils Jan], le gamin Palach, Patocka » [23].
On assiste aux premiĂšres manifestations anti-rĂ©gime Ă partir de 1985. Le mouvement « Forum civique » se forme fin 1989 dans les sous-sols du Palais Adria (oĂč est nĂ© le cĂ©lĂšbre thĂ©Ăątre Laterna Magika). AprĂšs la chute du mur de Berlin, plus rien nâarrĂȘte les Praguois qui investissent de nouveau la place Venceslas. Le 17 novembre 1989, une manifestation Ă la mĂ©moire dâĂ©tudiant
es victimes du nazisme, violemment rĂ©primĂ©e, provoque une manifestation anti-rĂ©gime qui entraine tout le pays derriĂšre elle. Le 26 novembre, Alexander DubÄek et VĂĄclav Havel apparaissent ensemble sur le balcon de la maison dâĂ©dition Melantrich, au milieu du cours, et se font acclamer par la foule. Fin dĂ©cembre, le pays se dote d’un nouveau gouvernement.Ainsi 1989 transforme 1968 en une simple Ă©tape sur le voie de lâoccidentalisation du pays et de son refus du communisme. Selon lâhistorienne MarkĂ©ta DevĂĄtĂĄ, la RĂ©volution de Velours sâest bien surimposĂ©e au Printemps de Prague [24].
Le spectre du communisme ?
Quel est le destin mémoriel du communisme dans ce contexte ?
La RĂ©publique tchĂšque a clairement du mal avec son passĂ© et les controverses n’en finissent pas, la derniĂšre concernant la statue d’un hĂ©ros communiste russe de la Seconde Guerre mondiale, dans le sixiĂšme arrondissement de Prague, badigeonnĂ©e de peinture couleur sang pour le 51e anniversaire de l’invasion de 1968 [25].
Il faut traverser le pont de la LĂ©gion sur la Vlatva pour dĂ©couvrir, Ă flanc de colline, dans le quartier MalĂĄ Strana, le mĂ©morial aux victimes du communisme (rĂ©alisĂ© par Olbram Zoubek en 2002). Il montre sept figures dâun homme qui se dĂ©sagrĂšge au fur et Ă mesure que lâon monte les marches, symbolisant la destruction de la vie humaine, au propre comme au figurĂ©, par le « despotisme totalitaire ».
Il est clair que cette approche totalitaire ne satisfait qu’un usage mĂ©moriel de l’histoire [26] et empĂȘche toute analyse diffĂ©renciĂ©e. Dans cette condamnation sans nuance, le projet dâhumanisation du communisme de DubÄek perd toute intelligibilitĂ©.
DubÄek, de plus, ne sâest jamais reniĂ© [27]. Sâil pleure au micro lors de son allocution nationale du 27 aoĂ»t 1968, câest quâen dĂ©pit de tout, il veut sauver ce qui est le vĂ©ritable socialisme Ă ses yeux. Il attend de Moscou la prise en compte de lâĂ©volution dâune sociĂ©tĂ© dans laquelle la lutte des classes est en voie dâĂȘtre dĂ©passĂ©e et il voit dans la « libĂ©ration de lâhomme » lâaboutissement rĂ©el du communisme [28].
Faut-il donc s’Ă©tonner de voir le musĂ©e du Communisme ne rĂ©server qu’une trĂšs brĂšve explication Ă ce que fut le Printemps tchĂ©coslovaque ? L’encart de 19 lignes est titrĂ©Â : « Les bolchĂ©viques soviĂ©tiques ne pouvaient pas accepter que la dĂ©mocratie soit victorieuse en TchĂ©coslovaquie. Il y avait trop de risques de voir les autres pays communistes s’inspirer des Ă©vĂšnements du Printemps de Prague. »
Alors qu’en 1968 il est tenu pour acquis que la dĂ©mocratie et l’humanisme sont des valeurs traditionnelles tchĂšques compatibles avec le socialisme, en 1989, la dĂ©mocratie lui sera opposĂ©e. Pourtant, dans un pays qui avait connu la dĂ©mocratie entre 1918 et 1938, puis un bref interlude de 1945 Ă 1948, les socialistes de 1968 pensaient vraiment Ćuvrer Ă sa « renaissance ».
Pour Havel, le communisme, câest le mensonge, lâimmoralisme, la peur [29]. Par la suite, il attribuera mĂȘme la montĂ©e de lâextrĂ©misme de droite et des nationalismes dans les pays de lâancien bloc de lâEst Ă la dĂ©sorientation des gens au sortir de la prison communiste. Pour pallier la dĂ©responsabilisation des gens inhĂ©rente au systĂšme collectiviste, le sens civique, la solidaritĂ© et la morale permettraient de se prĂ©munir contre « ces dĂ©mons qui se pressent pour les possĂ©der, toutes ces Ăąmes dĂ©racinĂ©es [30] ». Il lui oppose dâune part le droit, dâautre part la conscience collective, mais surtout la conscience individuelle et la responsabilitĂ© de chacun e [31].
Pour lâintellectuel, socialisme et capitalisme sont deux idĂ©ologies sur lesquelles il ne sâattarde pas. Il prĂ©fĂšre prendre la question Ă sa racine et Ćuvrer pour la responsabilisation civique des citoyen [32], mais sera prĂ©sident de la RĂ©publique tchĂšque jusqu’en 2003. Le pacte de Varsovie avait Ă©tĂ© dissout en 1991.
nes. Il démissionnera en 1992, refusant de cautionner la partition de la TchécoslovaquieLes élus
Le philosophe Radovan Richta (1924-1983) et l’Ă©conomiste Ota Ć ik (2019-2004, concepteur du « Nouveau mĂ©canisme Ă©conomique ») sont certainement les deux initiateurs du Printemps les plus oubliĂ©s. De mĂȘme, Alexander DubÄek est tout simplement absent du paysage et nâoccupe pas la place d’un hĂ©ros dans la mĂ©moire collective. Trop de dĂ©fauts entachent son image : il est non seulement un apparatchik du parti communiste qui croit vraiment au socialisme, mais il est aussi Ă jamais associĂ© Ă lâĂ©chec du Printemps, Ă la capitulation honteuse que constituait l’accord de Moscou et Ă lâacceptation de la « normalisation ». Sa dĂ©gradation sociale et professionnelle nây font rien. De plus il est slovaque et a ĆuvrĂ© Ă transformer la TchĂ©coslovaquie en un Ătat fĂ©dĂ©ral, ce qui mĂšnera la Slovaquie Ă lâindĂ©pendance en 1993. L’auteur Ă©tant interdit de mĂ©moire, son Ćuvre, le Printemps, pourrait-elle ĂȘtre commĂ©morĂ©e sans lui ?
Ă lâopposĂ©, VĂĄclav Havel est tchĂšque, enfant de la bourgeoisie mise au pas, qui se targue dâĂȘtre « un vrai non-communiste », un intellectuel et non un politicien professionnel (il hĂ©sitera dâailleurs Ă accepter son mandat de prĂ©sident). Ses cinq annĂ©es cumulĂ©es dâemprisonnement pĂšsent plus lourd que la relĂ©gation de prĂšs de vingt ans de DubÄek Ă Bratislava. Havel a inscrit la lutte contre le rĂ©gime dans le registre de la morale et non de la politique, se dĂ©clarant lui-mĂȘme la conscience de la nation et rĂȘvant d’instaurer un « Ătat de l’esprit » [33].
Que nous dit de ce biais mĂ©moriel le culte vouĂ© Ă Jan Palach, qui relĂšve d’un registre semblable ? Mort Ă 20 ans, il incarne l’innocence et le sacrifice par un acte hautement symbolique [34]. Son sacrifice participe mĂȘme peut-ĂȘtre des assignations mĂ©morielles respectives faites Ă DubÄek et Ă Havel : le premier se trouve encore en poste au moment oĂč lâĂ©tudiant se suicide en 1969 alors que câest en voulant honorer sa mĂ©moire lors de la « semaine Palach » de fĂ©vrier 1989 que le second retourne en prison pour quatre mois.
Câest un deuxiĂšme monument dĂ©diĂ© Ă la mĂ©moire de Jan Palach qui permet peut-ĂȘtre de comprendre son rĂŽle mĂ©moriel. PrĂšs du pont MĂĄnes qui mĂšne au chĂąteau sur lâautre rive de la Vltava, face Ă la FacultĂ© des Lettres oĂč il Ă©tudiait, on trouve deux imposantes sculptures mĂ©talliques. « La maison du suicidĂ© et la maison de la mĂšre du suicidé » (artiste : John Hejduk, 2016) dĂ©diĂ©s, donc, Ă lâenfant et Ă sa mĂšre.
Un poÚme gravé sur la plaque commémorative au sol (« Les funérailles de Jan Palach » par David Shapiro, 1969) révÚle la dimension christique accordée au sacrifice du jeune héros. Sa mÚre, en mater dolorosa, accepte finalement la mort de celui qui ressuscite à une autre dimension. Cette moderne pietà fait écho au petit mémorial en forme de tombe au pied du Musée national.
On comprend ainsi mieux la part faite au musĂ©e du Communisme Ă la rĂ©sistance et au martyre des prĂȘtres [35]. Rappelons que le 25 novembre 1989, sur la place Venceslas, la foule disait le « Notre PĂšre ». Dans un pays marquĂ© par la rĂ©forme et la contre-rĂ©forme, auquel le communisme a ensuite imposĂ© lâathĂ©isme, la religion semble officier comme le mĂ©dium d’une conscience discrĂštement prĂ©servĂ©e et intacte. En proposant une « spiritualisation de la civilisation » [36], Havel rĂ©pondait parfaitement Ă ce besoin chez ses concitoyen nes.
Mais l’accent mis sur l’indispensable (re)spiritualisation de la sociĂ©tĂ© civile, et la rĂ©duction du narratif Ă cette seule dimension, trahit aussi l’impossibilitĂ©, dans un Ătat qui opte pour une Ă©conomie capitaliste et libĂ©rale en 1989 (bien que Havel ait fustigĂ© un temps « le totalitarisme de la sociĂ©tĂ© de consommation »), de discuter l’alternative socialiste de 1968, dans laquelle les moyens de production restaient, certes, toujours dans les mains de l’Ătat, mais qui tenta la socialisation de l’Ă©conomie. Cette mĂ©moire en dit long sur le rĂŽle politique que s’auto-assigne la sociĂ©tĂ© civile dans un rĂ©gime capitaliste (ou soviĂ©tique), celui d’une entitĂ© morale, sublimĂ©e dans l’opposition ou la dissidence, et non celui d’une actrice Ă©conomique et politique.
Conclusion
Le Printemps tchĂ©coslovaque, rĂȘve timide d’une relative indĂ©pendance Ă©conomique et politique plutĂŽt que rĂ©volution, Ă©tait une expĂ©rience de socialisme dĂ©mocratique qui sâopposait autant au soviĂ©tisme quâau capitalisme et câest certainement pour cela que sa mĂ©moire est si difficile. Son pĂšre ne pouvait concevoir quâelle Ă©tait nĂ©e sous une bien mauvaise Ă©toile.
Dans la lutte entre mĂ©moire et histoire, lâavenir dira si ce Printemps est passible dâĂȘtre plĂ©biscitĂ© et Ă©ligible un jour au grand roman national de la RĂ©publique TchĂšque et de la Slovaquie, et donc Ă sa patrimonialisation, oĂč sâil est condamnĂ© Ă lâeffacement. La diabolisation du soviĂ©tisme, et par lĂ mĂȘme du socialisme et du communisme, confisque aujourdâhui lâĂ©vĂšnement Ă la rĂ©flexion critique et Ă la mĂ©moire collective.
Ne reste que la trace de son Ă©crasement, fixĂ© sur pellicule, symbolisĂ© par les chars soviĂ©tiques laminant sur leur passage ce pour quoi il est tenu aujourdâhui par le grand public : la quĂȘte « neutre » dâune libertĂ© rĂ©alisĂ©e 20 ans plus tard.
⏠Nepthys Zwer