Sur les traces impossibles du Printemps de Prague

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8 novembre 2019

 

Pour qui aimerait dĂ©couvrir dans le paysage des villes europĂ©ennes les traces de leur histoire rĂ©cente – celle qui n’est pas encore, ou alors tout juste, mise en mĂ©moire et patrimonialisĂ©e – il lui faudra se repĂ©rer Ă  de rares monuments, consulter des images d’archives et passer plusieurs heures au dĂ©partement d’un musĂ©e dĂ©diĂ© au sujet. Il en est ainsi de Prague et de son Printemps de 1968, rĂ©primĂ© dans le sang.

par Nepthys Zwer

La capitale de la RĂ©publique tchĂšque est balayĂ©e tous les Ă©tĂ©s par un impressionnant flux de millions de touristes [1] qui dĂ©ferle sur le centre historique de la ville aux cents clochers, centre inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1992. Cette patrimonialisation ne concerne pas les vestiges architecturaux de l’ùre communiste, gĂ©nĂ©ralement de style brutaliste, qui disparaissent [2] ou sont rĂ©affectĂ©s quand ils n’assurent plus leur fonction d’origine de centre commercial ou de thĂ©Ăątre. L’AssemblĂ©e fĂ©dĂ©rale est ainsi devenue une annexe du MusĂ©e national et la tour de tĂ©lĂ©vision ĆœiĆŸkov (dont la construction a dĂ©marrĂ© en 1985 et fut achevĂ©e en 1992), depuis qu’elle est ornĂ©e de bĂ©bĂ©s monstrueux aux visages incrustĂ©s de codes-barres, est devenue une attraction un peu plus courue.

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Annexe du Musée national, ancienne Assemblée fédérale.

Les Ă©vĂ©nements du Printemps de Prague de 1968 et de sa rĂ©pression n’ont laissĂ© ni empreinte dans le paysage urbain, ni sites mĂ©moriels. Cette histoire rĂ©cente fait l’objet d’une lecture sĂ©lective, voire d’un tabou.

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Sur les traces du Printemps...

La particularitĂ© de la rĂ©pression du Printemps tchĂ©coslovaque est d’avoir Ă©tĂ© documentĂ©e par de nombreuses photographies, gĂ©nĂ©ralement en noir et blanc [3]. Elles montrent les lieux des manifestations et des affrontements, mais les photographes ont aussi saisi le regard des actrices et acteurs du soulĂšvement, oĂč se lisait tantĂŽt l’espoir, tantĂŽt la sidĂ©ration. Ces photographies constituent la trace orpheline d’un Ă©vĂšnement aujourd’hui largement dĂ©contextualisĂ©.
Au fil de notre promenade, Ă  partir des lieux retrouvĂ©s des prises de vue et du peu de gestes mĂ©moriels existants, nous tentons de comprendre comment l’histoire du Printemps tchĂ©coslovaque et de sa rĂ©pression s’écrit et s’inscrit aujourd’hui dans une mĂ©moire collective non encore alimentĂ©e par la mĂ©moire savante.

Opération « ville morte »

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Place Venceslas. Hommage Ă  Josef Koudelka.

Notre promenade mémorielle commence en bas de la place Venceslas, une large avenue qui part de la Vieille-Ville et monte au Musée national.
La cĂ©lĂšbre photographie de Josef Koudelka (*1938) d’un avant-bras avec bracelet-montre tendu au-dessus de la rue dĂ©serte Ă©tait parue anonymement dans le Sunday Times et Look. Le photographe tĂ©moignait ici de la discipline dont faisait preuve la population praguoise, qui, Ă  l’appel gĂ©nĂ©ral, renonçait Ă  manifester (pour ne donner aucun prĂ©texte Ă  l’occupant de passer Ă  l’attaque) ou suivait Ă  la lettre une grĂšve gĂ©nĂ©rale dĂ©crĂ©tĂ©e pour une durĂ©e prĂ©cise d’une heure [4].
Aujourd’hui, on peut retrouver l’emplacement exact de la prise de vue au deuxiĂšme Ă©tage d’un magasin, mais l’avenue a fait place au commerce et Ă  la distraction.

Dans la nuit du 20 au 21 aoĂ»t, les troupes de plusieurs pays membres du pacte de Varsovie — soit un demi-million de soldats russes, polonais, bulgares et hongrois [5] — avaient Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es en TchĂ©coslovaquie. Pendant une semaine, les chars sillonnĂšrent les rue de Prague et assiĂ©gĂšrent les bĂątiments publics.

Les chars de la rue Dlouha

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Rue Dlouha, 1968-2019. Hommage Ă  Ralph Crane.

DĂšs le 21 aoĂ»t, les chars soviĂ©tiques avaient investi les rues de Prague. Pour le magazine Life, Ralph Crane (1913-1988) avait pris une photo de la vingtaine de chars stationnĂ©e dans la rue Dlouha, prĂšs de l’ancien ghetto. Les militaires pensaient qu’ils venaient libĂ©rer un pays frĂšre victime d’une contre-rĂ©volution bourgeoise.

L’homme de la place Venceslas

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Place Venceslas. Hommage Ă  Vladimir Lammer.

La place Venceslas a Ă©tĂ© un lieu symbolique de l’invasion et des affrontements. Le photographe tchĂšque Vladimir Lammer (*1930) a saisi sur le vif le regard d’un homme en impermĂ©able, sacoche Ă  la main, tĂ©moin incrĂ©dule d’un dĂ©filĂ© de chars remontant l’avenue. Cette image a fait le tour du monde tant elle illustrait l’incomprĂ©hension des TchĂ©coslovaques face Ă  l’invasion de leur pays par d’autres États socialistes pourtant amis.
Effectivement, les personnes qui manifestaient leur soutien aux rĂ©formateurs depuis le dĂ©but de l’annĂ©e, et qui encerclaient Ă  prĂ©sent les chars, croyaient, elles, au socialisme et Ă  la possibilitĂ© de l’amĂ©liorer. Ce n’étaient pas des (contre-)rĂ©volutionnaires.

Trouver Dubček

En 1968, les Ă©vĂšnements s’étaient prĂ©cipitĂ©s. En janvier, Alexander Dubček (1921-1992) Ă©tait devenu le premier secrĂ©taire du Parti communiste tchĂ©coslovaque. Faisant suite aux changements Ă©conomiques initiĂ©es prĂ©cĂ©demment et Ă  une relative libĂ©ralisation culturelle permise par la dĂ©stalinisation, il avait lancĂ© des rĂ©formes pour un « socialisme Ă  visage humain » [6].
À ce moment, le vent rĂ©formateur souffle bien de l’intĂ©rieur du parti, qui le 5 avril publie un « Programme d’action » prĂ©voyant la sĂ©paration de l’État et du parti et un certain pluralisme politique. 85% de la population fait alors confiance Ă  Dubček et souhaite mĂȘme encore davantage de rĂ©formes [7].

Le « Manifeste des 2000 mots » de l’écrivain LudvĂ­k VaculĂ­k paru le 27 juin, appelle Ă  « humaniser le rĂ©gime », tout en considĂ©rant, cependant, qu’il serait dĂ©raisonnable d’imaginer le renouveau dĂ©mocratique sans ou contre les communistes [8].

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Plaque Ă  la mĂ©moire Alexander Dubček.

Alors que l’URSS semble d’abord favorable au projet (« C’est votre affaire ! » aurait dĂ©clarĂ© Brejnev [9]), ce cours finit par inquiĂ©ter le Kremlin qui craint que la situation n’échappe au parti. Les troupes (prĂȘtes depuis le mois d’avril pour l’« opĂ©ration Danube ») envahissent le pays par voie aĂ©rienne et terrestre. « [C]’est la tragĂ©die de ma vie ! » [10], dĂ©clare Dubček, qui, dĂšs les premiĂšres heures de l’invasion, est enlevĂ© et sĂ©questrĂ© Ă  Moscou avec d’autres membres dirigeants.

Bien qu’il ait jouĂ© un rĂŽle capital dans le processus de rĂ©forme, vous chercherez en vain un lieu de mĂ©moire dĂ©diĂ© Ă  Alexander Dubček Ă  Prague. Seule une petite plaque commĂ©morative, apposĂ©e sur une façade de l’ancienne AssemblĂ©e fĂ©dĂ©rale, mentionne sa fonction en tant que prĂ©sident du Parlement entre 1989 Ă  1992, faisant l’impasse sur son activitĂ© politique de 1968 [11].

Au musée du Communisme

L’Ɠuvre de « l’honnĂȘte homme » (L’HumanitĂ©) Dubček ne fait donc pas plus l’objet d’une patrimonialisation que les lieux de l’ancien communisme [12]. Peut-ĂȘtre en apprend-on davantage au musĂ©e du Communisme ?

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Entrée du musée du Communisme.

Le petit musĂ©e se partage un bĂątiment avec des restaurants et magasins prĂšs de la place de la RĂ©publique. Sur 1 500 mÂČ, il propose de parcourir l’histoire de l’ùre communiste tchĂ©coslovaque (parcours intitulĂ© « rĂȘve – rĂ©alitĂ© – cauchemar ») au travers de son programme politique (collectivisation, Ă©conomie du rendement
), de ses rĂ©alisations (ses succĂšs comme ses Ă©checs, notamment la destruction de l’environnement
), des diffĂ©rents Ă©vĂšnements (les Spartakiades
) et aspects de la vie quotidienne (objets, reconstitution de chambre Ă  coucher, d’épicerie, Ă©conomie parallĂšle...).

On y apprend qu’aux Ă©lections lĂ©gislatives de 1946, le parti communiste avait remportĂ© prĂšs de 40 % des suffrages, mais que la prise de pouvoir par les communistes en 1948 (le « Coup de Prague ») s’est faite « avec l’aide de collaborateurs et de traitres ». Elle fut suivie de terribles purges et exĂ©cutions et le musĂ©e prĂ©sente de nombreux exemples dĂ©montrant que la TchĂ©coslovaquie disposait de « zĂ©ro souveraineté » face Ă  Moscou pendant ces 40 annĂ©es du rĂšgne communiste « non-dĂ©mocratique ».

Un panneau raconte l’histoire du monument Ă  Staline, un symbole de la main-mise soviĂ©tique sur la TchĂ©coslovaquie. InaugurĂ© en 1955 (soit deux ans aprĂšs sa mort), il surplombait la ville de ses 16 mĂštres de hauteur, 22 mĂštres de largeur et pesait 17 000 tonnes. « MoquĂ© par les Praguoises », maudit, car ayant provoquĂ© le suicide du sculpteur et de sa femme et (« grand paradoxe de l’histoire ») ayant pris la place d’une statue initialement prĂ©vue pour TomĂĄĆĄ Masaryk (1850-1937, premier prĂ©sident de la RĂ©publique tchĂ©coslovaque), la statue « bizarre » et honteuse, une fois les crimes de Staline rĂ©vĂ©lĂ©s au grand-jour, fut dynamitĂ©e en 1962 avec interdiction d’en prendre des photos.

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Photos du monument à la mémoire de Staline.
Musée du communisme.

Avec le président Klement Gottwald (1896-1953), les soviétiques ont donc imposé le communisme par la répression et la terreur. Les camps de travail, les procÚs arbitraires, les pendaisons, les témoignages de survivantes sont mis en scÚne dans une ambiance sombre et étouffante. Dans un traitement qui rappelle celui réservé généralement à la Shoah, un mur noir liste les noms des centaines de victimes.

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Mise en scĂšne de la terreur communiste.
Musée du communisme.

C’est la derniĂšre impression forte laissĂ©e par ce parcours, avant que la section dĂ©diĂ©e Ă  la pĂ©riode post-communiste ne renvoie le public Ă  la lumiĂšre naturelle.

La foule

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La statue Ă©questre de saint Venceslas.

C’est bien la rĂ©pression du Printemps qui a marquĂ© les esprits, au dĂ©triment des mois de rĂ©forme qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©e. Les innombrables photographies qui la documentent contribuent-elles Ă  cette rĂ©miniscence sĂ©lective ? Nombre d’entre elles ont Ă©tĂ© prises depuis le MusĂ©e national, qui offre une vue plongeante sur la place Venceslas, lieu de rassemblement traditionnel.

La foule avait pris d’assaut la statue Ă©questre de saint Venceslas, protecteur de la ville, qui semblait veiller sur elle comme le garant de l’autonomie et de la souverainetĂ© nationales. Les grappes de manifestantes s’accrochaient Ă  la statue du saint bardĂ©e de banderoles et couverte de slogans. À l’Internationale rĂ©pondaient l’hymne national et la chanson de Marta KubiĆĄovĂĄ, « Modlitba » (priĂšre) : « Ton rĂšgne revient, peuple tchĂšque ! ».

Avec des autos et des autobus, la foule tenta d’arrĂȘter la progression des chars et dĂšs les premiĂšres heures du 21 aoĂ»t, on compta des victimes.
Cette foule, parmi laquelle se trouvaient beaucoup d’étudiantes, dĂ©fendait les acquis d’un programme de rĂ©forme construit sur l’illusion qu’il Ă©tait possible de dĂ©mocratiser le « centralisme bureaucratique » [13]. DĂ©fendant leur propre « voie spĂ©cifique pour l’Ă©dification du socialisme », les rĂ©formistes se considĂ©raient comme les vĂ©ritables lĂ©ninistes, sur le point de « rĂ©aliser les idĂ©es fondamentales de Marx et de LĂ©nine sur l’Ă©volution de la dĂ©mocratie socialiste » [14]. De partout fusaient des : « Tiens bon, Dubček ! » et les inscriptions sur les murs disaient « LĂ©nine, rĂ©veille-toi. Brejnev est devenu fou ! » [15].

Les graffitis

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Sur l’escalier du MusĂ©e national, statues de la fontaine.

Au dĂ©but les manifestantes tentent d’expliquer la situation aux soldats retranchĂ©s dans les chars, puis acceptent de les ignorer (obĂ©issant Ă  la consigne : « Soyez corrects envers eux, ignorez-les ! »). Il est vrai que l’armĂ©e soviĂ©tique est accompagnĂ©e de journalistes et de photographes qui tournent des films d’actualitĂ© montrant la population accueillant chaleureusement... ses libĂ©rateurs. En rĂ©alitĂ©, l’annexion nazie de 1939 est dans tous les esprits, l’arrivĂ©e au pouvoir communiste de 1948 tout autant.

Sur le socle d’un statue de la fontaine du MusĂ©e national, photographiĂ©e Ă  l’époque par Jiƙí Egert (*1942), un graffiti rĂ©sumait la situation par une simple Ă©quation :

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Graffiti de 1968.

Les panneaux indicateurs effacés

Le 23 aoĂ»t, la radio avait appelĂ© la population Ă  recouvrir de peinture les noms des rues et les panneaux indicateurs pour empĂȘcher les troupes Ă©trangĂšres de s’orienter dans la ville. Certaines rues furent ainsi rebaptisĂ©es « Rue Dubček ».

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Place de la RĂ©publique. Hommage Ă  Miroslav Martinovsky.

Ici, place de la RĂ©publique, on rappelait gentiment aux soldats soviĂ©tiques la direction de Moscou. Miroslav Martinovsky (*1945), qui a travaillĂ© pour diffĂ©rents journaux tchĂšques, avait saisi l’instant. La place a Ă©tĂ© agrandie et s’orne aujourd’hui d’un immense centre commercial, mais on retrouve assez facilement l’endroit de la prise de vue. Face Ă  lui, on trouve le centre commercial Kotva, tout en alvĂ©oles, construit dans les annĂ©es 1970, dont le site internet ne raconte malheureusement pas l’histoire.

Les manifestations pacifiques

À l’étĂ© 1968, Prague a deux objectifs : maintenir l’activitĂ© Ă©conomique et rĂ©sister pacifiquement. Dans la Vieille-Ville, les gens manifestent sous les fĂ»ts de canon des chars. Le photographe Miloƈ NovotnĂœ (1930-1992) les montre brandissant le portrait de Dubček et de LudvĂ­k Svoboda (prĂ©sident du pays depuis le mois de mars) devant l’HĂŽtel de ville. On scande : « Dubček ! Dubček ! »

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Place de la Vieille-Ville. Hommage Ă  Miloƈ NovotnĂœ.

Peu de temps aprĂšs, les barrages Ă©rigĂ©s par les manifestantes sont Ă©crasĂ©s [16] par ces chars. Plus d’une centaine de personnes trouvent la mort. Sur les photos, les gens portent des insignes tricolores. Le drapeau national maculĂ© du sang des victimes est exhibĂ© face aux soldats et aux objectifs. On voit aussi les corps, recouverts du drapeau, tirĂ©s Ă  l’abri dans les passages couverts. Le drapeau tchĂ©coslovaque est omniprĂ©sent : le petit pays des confins (de l’Empire austro-hongrois, de l’Europe, du bloc de l’Est
), particuliĂšrement exposĂ© aux conflits gĂ©ostratĂ©giques de ses grands voisins [17], affiche ainsi sa fiertĂ© nationale et revendique sa souverainetĂ©. Une pĂ©tition rĂ©clame que soit proclamĂ©e la « neutralité » du pays [18]. Milan Kundera Ă©voquera par la suite cette « Europe des petits », cet « Occident kidnappé » que fut l’Europe centrale [19].

La maison de la radio

La maison de la radio, dans le quartier Vinohrady, est un lieu emblĂ©matique de la rĂ©sistance [20] Ă  l’envahisseur (comme en 1939 face Ă  l’armĂ©e nazie). Dans la guerre de l’information que se livrent les deux parties, outre l’affichage et les tracts, les siĂšges des journaux et les stations de radio sont des points stratĂ©giques. Pour la population, la radio est le meilleur moyen de s’informer des consignes des instances gouvernantes. Ici, les chars s’en prennent aux barrages qui leur interdisent l’accĂšs au bĂątiment. 17 personnes tombent sous les balles.

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Maison de la Radio.

La population « aux mains nues » n’a, bien sĂ»r, aucune chance face Ă  l’armĂ©e. DĂšs les premiĂšres heures de l’invasion, toutes les institutions du pays en appellent, de par le monde, aux autres partis communistes, aux organisations syndicales, aux diffĂ©rents gouvernements, Ă  l’ONU pour condamner l’occupation illĂ©gale de leur pays [21]. Le monde occidental s’insurge : « Stupeur et rĂ©probation dans le monde » titre Le Figaro, « Le parti communiste exprime sa stupeur et sa rĂ©probation » annonce L’HumanitĂ© et le monde... attend. Les chars s’installent.

Dubček, littĂ©ralement pris en otage, signe le « Protocole de Moscou » par lequel il accepte le retour Ă  un rĂ©gime, dit communiste, omnipotent. Dans son allocution du 27 aoĂ»t, il annonce la poursuite des « travaux » de rĂ©forme, mais « dans une situation indĂ©pendante de notre seule volonté ». Il appelle Ă  Ă©viter une nouvelle effusion de sang et Ă  mettre en Ɠuvre une politique qui « aboutira Ă  la normalisation de la situation » [22]. Le terme de « normalisation » inaugure le « parler nouveau » qu’imposera l’URSS Ă  partir de lĂ . Il signe ensuite le traitĂ© de « stationnement provisoire » des troupes soviĂ©tiques dans le pays.

La doctrine Brejnev, qui Ă©rige en principe la « souverainetĂ© limitĂ©e » des États de l’Union soviĂ©tique s’appliquera jusqu’à la disparition du bloc de l’Est. Dubček doit dĂ©missionner en avril 1969, remplacĂ© par GustĂĄv HusĂĄk (1913-1991), maĂźtre d’Ɠuvre de la mise au pas du pays, et il se voit ensuite ostracisĂ© par le parti.

Le sacrifice de Jan Palach

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Monument à la mémoire de Jan Palach.

C’est en haut de la place Venceslas que le Printemps de Prague vit son ultime Ă©pisode. L’étudiant Jan Palach (1948-1969) s’y immole par le feu le 19 janvier suivant la rĂ©pression. Pour rĂ©veiller les consciences, il acceptait de devenir la « premiĂšre torche humaine » de cette protestation. À son enterrement, la place est noire de milliers de personnes.
Mais la « normalisation » suit son cours et la population finit par se soumettre Ă  l’autoritarisme renforcĂ© du rĂ©gime.

Une croix au pied du musĂ©e, non loin de l’endroit de l’immolation, est dĂ©diĂ©e Ă  sa mĂ©moire, imbriquĂ©e dans le trottoir, encombrĂ©e de fleurs et de bougies. Plus bas, au pied de la statue Ă©questre, un autre petit mĂ©morial tĂ©moigne de la mĂȘme dĂ©votion. Entre les deux endroits une baraque Ă  frites arbore une plaque en son honneur


Palach, lieu de mĂ©moire Ă  lui tout seul, semble incarner aujourd’hui le souvenir d’un soulĂšvement contre le communisme.

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En haut de la place Venceslas.

Au musĂ©e du Communisme, dans la section rĂ©servĂ©e Ă  Jan Palach, on apprend que le peuple de TchĂ©coslovaquie s’était retrouvĂ© paralysĂ© face Ă  l’invasion des troupes du pacte de Varsovie, qu’il avait succombĂ© Ă  la lĂ©thargie, et que le sacrifice des personnes qui s’étaient immolĂ©es devait rĂ©veiller la rĂ©sistance face Ă  l’oppression : « Ces personnes sont pour toujours gravĂ©es dans les annales de l’histoire tchĂ©coslovaque en tant que symboles de la dĂ©sapprobation du peuple tchĂ©coslovaque de l’occupation militaire. »

La révolution de velours

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Café Slavia.

Pendant la pĂ©riode de normalisation, « l’opinion privĂ©e » (VĂĄclav Havel, 1936-2011) va s’exprimer par le biais du samizdat, de l’édition clandestine. Le cafĂ© Slavia est l’un des lieux oĂč se rencontre l’élite intellectuelle en opposition avec le rĂ©gime. Ces « citoyens non-conformistes », ceux qu’en Occident on appelle les « dissidents », mais aussi des membres de l’Église catholique, se rĂ©fĂšrent aux accords d’Helsinki de 1975 et rĂ©clament, avec la Charte 77, le respect des droits humains. Son signataire, le philosophe Jan Patočka (1907-1977), dĂ©cĂšde suite aux interrogatoires qui suivent sa publication et se voit illico placĂ© dans la lignĂ©e des hĂ©ros nationaux : « Hus, Comenuis, les deux Masaryk [Tomas et son fils Jan], le gamin Palach, Patocka » [23].

On assiste aux premiĂšres manifestations anti-rĂ©gime Ă  partir de 1985. Le mouvement « Forum civique » se forme fin 1989 dans les sous-sols du Palais Adria (oĂč est nĂ© le cĂ©lĂšbre thĂ©Ăątre Laterna Magika). AprĂšs la chute du mur de Berlin, plus rien n’arrĂȘte les Praguois qui investissent de nouveau la place Venceslas. Le 17 novembre 1989, une manifestation Ă  la mĂ©moire d’étudiantes victimes du nazisme, violemment rĂ©primĂ©e, provoque une manifestation anti-rĂ©gime qui entraine tout le pays derriĂšre elle. Le 26 novembre, Alexander Dubček et VĂĄclav Havel apparaissent ensemble sur le balcon de la maison d’édition Melantrich, au milieu du cours, et se font acclamer par la foule. Fin dĂ©cembre, le pays se dote d’un nouveau gouvernement.

Ainsi 1989 transforme 1968 en une simple Ă©tape sur le voie de l’occidentalisation du pays et de son refus du communisme. Selon l’historienne MarkĂ©ta DevĂĄtĂĄ, la RĂ©volution de Velours s’est bien surimposĂ©e au Printemps de Prague [24].

Le spectre du communisme ?

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Monument aux victimes du communisme.

Quel est le destin mémoriel du communisme dans ce contexte ?
La RĂ©publique tchĂšque a clairement du mal avec son passĂ© et les controverses n’en finissent pas, la derniĂšre concernant la statue d’un hĂ©ros communiste russe de la Seconde Guerre mondiale, dans le sixiĂšme arrondissement de Prague, badigeonnĂ©e de peinture couleur sang pour le 51e anniversaire de l’invasion de 1968 [25].

Il faut traverser le pont de la LĂ©gion sur la Vlatva pour dĂ©couvrir, Ă  flanc de colline, dans le quartier MalĂĄ Strana, le mĂ©morial aux victimes du communisme (rĂ©alisĂ© par Olbram Zoubek en 2002). Il montre sept figures d’un homme qui se dĂ©sagrĂšge au fur et Ă  mesure que l’on monte les marches, symbolisant la destruction de la vie humaine, au propre comme au figurĂ©, par le « despotisme totalitaire ».

Il est clair que cette approche totalitaire ne satisfait qu’un usage mĂ©moriel de l’histoire [26] et empĂȘche toute analyse diffĂ©renciĂ©e. Dans cette condamnation sans nuance, le projet d’humanisation du communisme de Dubček perd toute intelligibilitĂ©.

Dubček, de plus, ne s’est jamais reniĂ© [27]. S’il pleure au micro lors de son allocution nationale du 27 aoĂ»t 1968, c’est qu’en dĂ©pit de tout, il veut sauver ce qui est le vĂ©ritable socialisme Ă  ses yeux. Il attend de Moscou la prise en compte de l’évolution d’une sociĂ©tĂ© dans laquelle la lutte des classes est en voie d’ĂȘtre dĂ©passĂ©e et il voit dans la « libĂ©ration de l’homme » l’aboutissement rĂ©el du communisme [28].

Faut-il donc s’Ă©tonner de voir le musĂ©e du Communisme ne rĂ©server qu’une trĂšs brĂšve explication Ă  ce que fut le Printemps tchĂ©coslovaque ? L’encart de 19 lignes est titré : « Les bolchĂ©viques soviĂ©tiques ne pouvaient pas accepter que la dĂ©mocratie soit victorieuse en TchĂ©coslovaquie. Il y avait trop de risques de voir les autres pays communistes s’inspirer des Ă©vĂšnements du Printemps de Prague. »

Alors qu’en 1968 il est tenu pour acquis que la dĂ©mocratie et l’humanisme sont des valeurs traditionnelles tchĂšques compatibles avec le socialisme, en 1989, la dĂ©mocratie lui sera opposĂ©e. Pourtant, dans un pays qui avait connu la dĂ©mocratie entre 1918 et 1938, puis un bref interlude de 1945 Ă  1948, les socialistes de 1968 pensaient vraiment Ɠuvrer Ă  sa « renaissance ».

Pour Havel, le communisme, c’est le mensonge, l’immoralisme, la peur [29]. Par la suite, il attribuera mĂȘme la montĂ©e de l’extrĂ©misme de droite et des nationalismes dans les pays de l’ancien bloc de l’Est Ă  la dĂ©sorientation des gens au sortir de la prison communiste. Pour pallier la dĂ©responsabilisation des gens inhĂ©rente au systĂšme collectiviste, le sens civique, la solidaritĂ© et la morale permettraient de se prĂ©munir contre « ces dĂ©mons qui se pressent pour les possĂ©der, toutes ces Ăąmes dĂ©racinĂ©es [30] ». Il lui oppose d’une part le droit, d’autre part la conscience collective, mais surtout la conscience individuelle et la responsabilitĂ© de chacune [31].

Pour l’intellectuel, socialisme et capitalisme sont deux idĂ©ologies sur lesquelles il ne s’attarde pas. Il prĂ©fĂšre prendre la question Ă  sa racine et Ɠuvrer pour la responsabilisation civique des citoyennes. Il dĂ©missionnera en 1992, refusant de cautionner la partition de la TchĂ©coslovaquie [32], mais sera prĂ©sident de la RĂ©publique tchĂšque jusqu’en 2003. Le pacte de Varsovie avait Ă©tĂ© dissout en 1991.

Les Ă©lus

Le philosophe Radovan Richta (1924-1983) et l’Ă©conomiste Ota Ć ik (2019-2004, concepteur du « Nouveau mĂ©canisme Ă©conomique ») sont certainement les deux initiateurs du Printemps les plus oubliĂ©s. De mĂȘme, Alexander Dubček est tout simplement absent du paysage et n’occupe pas la place d’un hĂ©ros dans la mĂ©moire collective. Trop de dĂ©fauts entachent son image : il est non seulement un apparatchik du parti communiste qui croit vraiment au socialisme, mais il est aussi Ă  jamais associĂ© Ă  l’échec du Printemps, Ă  la capitulation honteuse que constituait l’accord de Moscou et Ă  l’acceptation de la « normalisation ». Sa dĂ©gradation sociale et professionnelle n’y font rien. De plus il est slovaque et a ƓuvrĂ© Ă  transformer la TchĂ©coslovaquie en un État fĂ©dĂ©ral, ce qui mĂšnera la Slovaquie Ă  l’indĂ©pendance en 1993. L’auteur Ă©tant interdit de mĂ©moire, son Ɠuvre, le Printemps, pourrait-elle ĂȘtre commĂ©morĂ©e sans lui ?

À l’opposĂ©, VĂĄclav Havel est tchĂšque, enfant de la bourgeoisie mise au pas, qui se targue d’ĂȘtre « un vrai non-communiste », un intellectuel et non un politicien professionnel (il hĂ©sitera d’ailleurs Ă  accepter son mandat de prĂ©sident). Ses cinq annĂ©es cumulĂ©es d’emprisonnement pĂšsent plus lourd que la relĂ©gation de prĂšs de vingt ans de Dubček Ă  Bratislava. Havel a inscrit la lutte contre le rĂ©gime dans le registre de la morale et non de la politique, se dĂ©clarant lui-mĂȘme la conscience de la nation et rĂȘvant d’instaurer un « État de l’esprit » [33].

Que nous dit de ce biais mĂ©moriel le culte vouĂ© Ă  Jan Palach, qui relĂšve d’un registre semblable ? Mort Ă  20 ans, il incarne l’innocence et le sacrifice par un acte hautement symbolique [34]. Son sacrifice participe mĂȘme peut-ĂȘtre des assignations mĂ©morielles respectives faites Ă  Dubček et Ă  Havel : le premier se trouve encore en poste au moment oĂč l’étudiant se suicide en 1969 alors que c’est en voulant honorer sa mĂ©moire lors de la « semaine Palach » de fĂ©vrier 1989 que le second retourne en prison pour quatre mois.

C’est un deuxiĂšme monument dĂ©diĂ© Ă  la mĂ©moire de Jan Palach qui permet peut-ĂȘtre de comprendre son rĂŽle mĂ©moriel. PrĂšs du pont MĂĄnes qui mĂšne au chĂąteau sur l’autre rive de la Vltava, face Ă  la FacultĂ© des Lettres oĂč il Ă©tudiait, on trouve deux imposantes sculptures mĂ©talliques. « La maison du suicidĂ© et la maison de la mĂšre du suicidé » (artiste : John Hejduk, 2016) dĂ©diĂ©s, donc, Ă  l’enfant et Ă  sa mĂšre.

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Monument à la mémoire de Jan Palach et de sa mÚre.

Un poÚme gravé sur la plaque commémorative au sol (« Les funérailles de Jan Palach » par David Shapiro, 1969) révÚle la dimension christique accordée au sacrifice du jeune héros. Sa mÚre, en mater dolorosa, accepte finalement la mort de celui qui ressuscite à une autre dimension. Cette moderne pietà fait écho au petit mémorial en forme de tombe au pied du Musée national.

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PoĂšme.

On comprend ainsi mieux la part faite au musĂ©e du Communisme Ă  la rĂ©sistance et au martyre des prĂȘtres [35]. Rappelons que le 25 novembre 1989, sur la place Venceslas, la foule disait le « Notre PĂšre ». Dans un pays marquĂ© par la rĂ©forme et la contre-rĂ©forme, auquel le communisme a ensuite imposĂ© l’athĂ©isme, la religion semble officier comme le mĂ©dium d’une conscience discrĂštement prĂ©servĂ©e et intacte. En proposant une « spiritualisation de la civilisation » [36], Havel rĂ©pondait parfaitement Ă  ce besoin chez ses concitoyennes.

Mais l’accent mis sur l’indispensable (re)spiritualisation de la sociĂ©tĂ© civile, et la rĂ©duction du narratif Ă  cette seule dimension, trahit aussi l’impossibilitĂ©, dans un État qui opte pour une Ă©conomie capitaliste et libĂ©rale en 1989 (bien que Havel ait fustigĂ© un temps « le totalitarisme de la sociĂ©tĂ© de consommation »), de discuter l’alternative socialiste de 1968, dans laquelle les moyens de production restaient, certes, toujours dans les mains de l’État, mais qui tenta la socialisation de l’Ă©conomie. Cette mĂ©moire en dit long sur le rĂŽle politique que s’auto-assigne la sociĂ©tĂ© civile dans un rĂ©gime capitaliste (ou soviĂ©tique), celui d’une entitĂ© morale, sublimĂ©e dans l’opposition ou la dissidence, et non celui d’une actrice Ă©conomique et politique.

Conclusion

Le Printemps tchĂ©coslovaque, rĂȘve timide d’une relative indĂ©pendance Ă©conomique et politique plutĂŽt que rĂ©volution, Ă©tait une expĂ©rience de socialisme dĂ©mocratique qui s’opposait autant au soviĂ©tisme qu’au capitalisme et c’est certainement pour cela que sa mĂ©moire est si difficile. Son pĂšre ne pouvait concevoir qu’elle Ă©tait nĂ©e sous une bien mauvaise Ă©toile.

Dans la lutte entre mĂ©moire et histoire, l’avenir dira si ce Printemps est passible d’ĂȘtre plĂ©biscitĂ© et Ă©ligible un jour au grand roman national de la RĂ©publique TchĂšque et de la Slovaquie, et donc Ă  sa patrimonialisation, oĂč s’il est condamnĂ© Ă  l’effacement. La diabolisation du soviĂ©tisme, et par lĂ  mĂȘme du socialisme et du communisme, confisque aujourd’hui l’évĂšnement Ă  la rĂ©flexion critique et Ă  la mĂ©moire collective.

Ne reste que la trace de son Ă©crasement, fixĂ© sur pellicule, symbolisĂ© par les chars soviĂ©tiques laminant sur leur passage ce pour quoi il est tenu aujourd’hui par le grand public : la quĂȘte « neutre » d’une libertĂ© rĂ©alisĂ©e 20 ans plus tard.

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Reproduction d’un char au sol.
Musée du Communisme.

↬ Nepthys Zwer